Les sanctions vont-elles créer une génération plus repliée sur elle-même, ou les VPN et les importations parallèles maintiendront-ils la jeunesse russe connectée à la culture mondiale ?
Les années 2010 en Russie – Le « sommet de la liberté »
Après l’effondrement de l’Union Soviétique, la Russie a subi de profonds changements économiques, politiques et culturels. Auparavant isolés par le Rideau de fer, les Russes se sont soudainement retrouvés exposés à l’influence occidentale.
Au début des années 2000, la Russie était en pleine essor culturel et économique. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer des artistes controversés tels que des drag queens, t.A.T.u. et d’autres se produisant sur la scène nationale, alors qu’à l’époque tout cela était diffusé à travers le pays.
Pour les citoyens des villes frontalières comme Saint-Pétersbourg et Kaliningrad, ce fut une période de voyages fréquents à l’étranger. Les excursions dans les pays voisins pour acheter des produits ou rendre visite à des parents sont devenues monnaie courante. La Russie semblait plus démocratique, intégrée et culturellement vivante.
Les années 2010 ont marqué le début des sanctions. Pourtant, pour la plupart des Russes, la vie quotidienne a peu changé. Même après l’annexion de la Crimée en 2014, les gens ont continué à voyager, à acheter des produits « sanctionnés » et à profiter des événements mondiaux. La Russie a même accueilli la Coupe du Monde de la FIFA en 2018, ce qui fut un moment de reconnaissance internationale contrastant avec la distance politique croissante de l’Occident.

Сергей Ильницкий / EPA
Cette situation a radicalement changé en 2022, lorsque Moscou a lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine. Cette fois, les sanctions ont été radicales et profondément ressenties dans la vie quotidienne. De grandes entreprises internationales ont annoncé leur départ du marché russe. Selon les allégations russes, les entreprises américaines ont perdu plus de 300 milliards de dollars en conséquence, tandis que le Financial Times a rapporté que les entreprises européennes ont perdu plus de 100 milliards de dollars en seulement 18 mois.
Plus de trois ans se sont écoulés depuis que les grandes marques internationales ont officiellement « quitté » la Russie. McDonald’s, Adidas, Zara, IKEA et bien d’autres ont semblé disparaître du marché russe. Sur le papier, elles ont quitté ce que beaucoup appellent un État voyou. En réalité, la plupart d’entre elles ne sont jamais vraiment parties.
Adaptation sous les sanctions
Début 2023, le marché de consommation russe était rempli de marques « nouvelles-anciennes ». Si certaines entreprises sont parties purement et simplement, la majorité a transféré ses actifs à des managers locaux, souvent avec des remises allant jusqu’à 70 %. Il en a résulté un marché étrange avec des magasins familiers mais des noms peu familiers.
Parallèlement, les observateurs ukrainiens notent une réalité différente. Forbes a rapporté que de nombreux leaders en termes de revenus étrangers en Russie, notamment Philip Morris, Pepsi, Mars, Nestlé, Leroy Merlin et Raiffeisen Bank, ne sont jamais partis. Selon B4Ukraine, ces entreprises ont payé ensemble plus de 41,6 milliards de dollars d’impôts, soit environ un tiers du budget militaire annuel de la Russie. Déjà en 2023, Philip Morris International a confirmé qu’il préférait « conserver » ses actifs russes plutôt que de les vendre à prix réduit à des investisseurs locaux.
Par exemple, L’Occitane a simplement translittéré son nom en cyrillique, tandis que la société espagnole Inditex a vendu ses actions à Daher, et des marques comme ZARA, Pull&Bear, Bershka ont été remplacées par des marques alternatives comme Maag, Ecru, Dub. Ainsi, des vêtements ZARA authentiques peuvent toujours être facilement trouvés sur des places de marché Internet, telles que Lamoda.
Aliments et boissons : Starbucks s’est transformé en Stars Coffee, McDonald’s en Vkusno i Tochka (« Délicieux, point »). Coca-Cola a été vendu à un homme d’affaires russe et rebaptisé Dobryi Cola. Pourtant, de nombreux magasins vendent encore du Coca-Cola original importé des pays voisins comme la Biélorussie, le Kazakhstan ou la Pologne. La société finlandaise Fazer Group a vendu Khlebniy Dom (grande entreprise de pain et pâtisseries) à la holding « Kolomenskyi », conservant la même structure juridique, les mêmes représentants et les mêmes recettes.
Biens de consommation et jouets : Lego est revenu sous le nom de Mir Kubikov (« Monde Cubique »), proposant des produits identiques sous un nouveau nom. La holding allemande Henkel est devenue Lab Industries, vendant les mêmes produits sous des étiquettes cyrilliques.

Plus tôt cette année, le groupe Daher a affirmé qu’Adidas rouvrirait ses magasins d’ici novembre 2025, bien que les détails restent flous. Nike, quant à elle, continue d’opérer en Russie sous l’abréviation NSP – Nike Sport Point.
Pour la jeunesse russe, ces marques « imitatrices » (copycats) et alternatives suscitent une réaction mitigée. Sur les plateformes de médias sociaux comme Telegram, Instagram et TikTok, des mèmes se moquant des logos maladroits et des changements de nom peu inspirés circulaient. Les jeunes consommateurs continuent d’avoir soif de produits originaux, notamment des iPhones, des vêtements de marque et des cosmétiques, qui sont souvent achetés via des importations parallèles et des amis, bien qu’à des prix gonflés.
Les sondages confirment cette tendance. Selon le Centre russe de recherche sur l’opinion publique (RPORC), 94 % des Russes pensent que les marques occidentales finiront par revenir, et 68 % pensent que ce n’est qu’une question de temps. Environ 60 % de la population continue d’acheter des produits sanctionnés ; pour 28 %, c’est devenu une habitude. Deux tiers des répondants affirment qu’ils préféreraient les marques nationales uniquement si le prix était égal.
Cette double réalité pour les jeunes Russes signifie vivre dans un monde de consommation à la fois familier et fracturé.
Défis Économiques
Malgré l’adaptation, les perspectives économiques de la Russie restent mitigées. Un sondage du RPORC suggère que si de nombreux Russes estiment que l’économie s’aggrave, un nombre croissant la décrit également comme « en stabilisation ». Comme l’a expliqué le RPORC : « Les entreprises et les citoyens ont réussi à s’adapter aux nouvelles conditions. Tout le monde n’y est pas parvenu, mais la catastrophe économique n’a pas eu lieu ».
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Le Centre Levada a constaté une résilience similaire. La moitié des personnes interrogées ont déclaré que leur vie n’avait pas changé ces dernières années, ou qu’elles avaient même trouvé de nouvelles opportunités. Un répondant sur cinq, cependant, a admis avoir abandonné son ancien mode de vie ou avoir eu du mal à s’adapter. Deux tiers ont déclaré se sentir confiants quant à l’avenir, la plupart d’entre eux comptant sur les salaires et les pensions, et moins sur l’épargne ou les revenus secondaires.
Cependant, les indicateurs économiques racontent une histoire plus fragile. L’Indice de confiance des consommateurs est tombé à 110 points en août 2025, contre 117 en juin. Les évaluations des conditions de vie actuelles ont fortement chuté, tandis que les attentes pour l’avenir ont également décliné.
Les entreprises sont confrontées à des défis persistants. Selon le suivi de la Banque de Russie de septembre, les entreprises ont signalé une demande plus faible, notamment dans le secteur manufacturier, ainsi que des pressions persistantes sur les coûts dues aux pénuries de main-d’œuvre et à l’augmentation des dépenses. L’inflation s’est modérée à 8,2 % en glissement annuel, mais les attentes de hausse des prix demeurent.
En réponse, la banque centrale a prudemment abaissé son taux d’intérêt de 18 % à 17 %. Bien que cette mesure visait à encourager le financement et l’investissement, elle a été accompagnée d’avertissements. Les taux élevés avaient déjà limité les investissements en capital et mis à rude épreuve les ménages et les entreprises. Pour les jeunes Russes, cela se traduit par des prêts coûteux, le report de l’achat de logements ou de voitures, et moins d’emplois stables.
Les petites entreprises sont particulièrement vulnérables, et les grandes entreprises hésitent à s’engager dans des investissements à long terme en Russie. La réunion de politique monétaire du 24 octobre devrait clarifier si d’autres baisses de taux suivront, mais pour l’instant, le message reste celui d’un « assouplissement prudent dans une économie fragile ».
Pour la jeunesse russe qui entre sur le marché du travail, l’environnement est incertain. Les emplois dans les entreprises internationales disparaissent, les salaires peinent à suivre l’inflation et l’accès au crédit est plus difficile. Leurs parcours professionnels sont de plus en plus façonnés par les entreprises d’État ou les industries sanctionnées plutôt que par les opportunités mondiales.
Restrictions Gouvernementales
Les sanctions ne sont qu’une partie de l’histoire. Parallèlement à elles, le gouvernement russe a renforcé les restrictions internes, allant des soins de santé aux médias sociaux, touchant presque tous les aspects de la vie des citoyens.
Le 1er septembre 2025, une vague de nouvelles restrictions et de lois est entrée en vigueur. Dans le domaine de la santé, les ambulanciers paramédicaux et les sages-femmes ont été légalement autorisés à fournir des soins d’urgence en l’absence de médecins, tandis que les suppléments de santé et diététiques (« БАДы ») sont devenus sujets à une réglementation plus stricte. De plus, une nouvelle liste fédérale de Produits Médicinaux d’Importance Stratégique a été introduite pour encourager la production entièrement nationale de médicaments essentiels. Cette mesure vise à réduire la dépendance de la Russie aux médicaments importés et à soutenir les entreprises locales.
Au-delà de la santé, d’autres lois ciblaient la vie numérique et l’éducation. La publicité pour les VPN a été interdite, ainsi que la publicité dans les applications prohibées. Alors que les utilisateurs d’Internet rencontraient des difficultés croissantes avec les plateformes de messagerie, le gouvernement a lancé une nouvelle application appelée Max, un équivalent russe du WeChat chinois, tout en restreignant simultanément l’accès aux concurrents tels que Telegram, WhatsApp et Viber. Bien que la communication textuelle reste possible, les appels audio et vidéo sont de plus en plus bloqués.
Selon le Centre Levada, 71 % des Russes ont récemment signalé des problèmes d’accès à Internet sur les téléphones mobiles, et 63 % ont rencontré des problèmes avec les applications de messagerie. L’opinion publique est divisée : 49 % soutiennent la décision de Roskomnadzor de bloquer les appels vocaux sur WhatsApp et Telegram, tandis que 41 % s’y opposent. Le soutien varie selon l’âge et le niveau d’éducation : les jeunes et les personnes très instruites sont beaucoup plus susceptibles de s’opposer aux restrictions, de désapprouver la présidence de Poutine et de favoriser un cessez-le-feu en Ukraine.
L’éducation est également passée sous un contrôle étatique plus strict. De nouveaux quotas pour les universités, des exigences de diplôme plus strictes et la sortie du système éducatif de Bologne devraient rendre plus difficile la poursuite d’études supérieures à l’étranger. Pour la jeunesse russe, cela signifie grandir dans un système où les écoles et les universités servent non seulement de centres d’apprentissage, mais aussi d’instruments de loyauté politique.
Réflexion de Conclusion
Les générations plus âgées de Russes se souviennent à la fois du Rideau de fer et de l’ouverture soudaine des années 2000. La jeunesse d’aujourd’hui, la Génération Z et la Génération Alpha, grandissent dans un environnement très différent. Nés dans une Russie qui promettait autrefois les voyages, les marques mondiales et les médias ouverts, ils font maintenant face à un pays de magasins imitateurs, de leçons patriotiques et d’applications contrôlées par l’État.
Leur monde est paradoxal : connectés via des VPN, Telegram et des iPhones importés, mais isolés par la censure, la propagande et les restrictions de voyage. Ils peuvent se moquer de « Vkusno i Tochka » sur Telegram, mais ne peuvent pas facilement étudier à l’étranger ou voir les tendances mondiales de TikTok sans outils supplémentaires.
Cette contradiction définit la jeunesse russe d’aujourd’hui. Ils s’adaptent rapidement aux nouveaux changements, se moquent même des fausses marques, trouvent des moyens de contourner les interdictions et restent branchés sur la culture mondiale. Mais ils grandissent également dans un système qui rétrécit les horizons, impose la loyauté et tente de les façonner en une génération docile.
La question demeure donc : Les sanctions et les politiques étatiques réussiront-elles à créer une génération plus conservatrice et obéissante ? Ou la jeunesse russe continuera-t-elle à trouver des moyens créatifs de rester connectée au monde extérieur ?
Leurs choix façonneront non seulement l’avenir de la culture de consommation russe, mais aussi la direction politique et culturelle du pays lui-même.
